Bandelette de Torah (mappah), détail, Alsace, 1646-1647
10. L’Émancipation : le modèle français
Les communautés juives en France avant la Révolution
À la veille de la Révolution, il y a en France environ quarante mille juifs, qui se répartissent en deux ensembles : les Allemands (ashkenazim) (28 000) localisés en Alsace et en Lorraine, et les Portugais (sefaradim) de Bordeaux et de Saint-Esprit (5 000), auxquels s’ajoutent ceux du Comtat Venaissin (2 500). À Paris se côtoient près de cinq cents juifs de diverses origines. Officiellement interdits de séjour dans le royaume par l’édit d’expulsion de 1394, confirmé en 1615, les juifs n’ont pas de situation légale et sont donc soumis à une législation particulière.
La réimplantation juive en pays messin s’effectue à partir du XVIe siècle, avec l’installation des troupes françaises dans les Trois-Évêchés : Metz, Toul et Verdun. À l’aube de la Révolution, près de mille deux cents familles habitent la région, qui devient un centre religieux et culturel grâce au développement de l’école talmudique (yeshivah) de Metz, qui elle-même suscite, dès 1764, la création d’une imprimerie hébraïque ; en 1786, une synagogue est construite à Lunéville. Les communautés jouissent d’un régime autonome en matière de justice, de police et de finance, mais elles sont écrasées sous le poids des taxes. La population vit dans l’indigence, ce qui n’exclut pas quelques réussites personnelles comme celle des familles Berr ou Goudchaux.
Plus ancienne, la présence juive en terre d’Alsace est attestée depuis le XIVe siècle et reconnue par les lettres patentes en 1757. Les juifs paient un droit de protection royale. Ils sont vingt mille à la fin du XVIIIe siècle. Organisés selon le modèle messin, ils sont autonomes, d’où l’existence de six circonscriptions rabbiniques et de préposés ou syndics chargés de la police intérieure et des impôts. Attachés à la tradition et vivant en milieu rural, les juifs alsaciens sont surtout colporteurs et fripiers, ou prêteurs sur gages, ce qui leur attire le mépris et l’hostilité des chrétiens. À partir de 1784, les lettres patentes, consécutives aux requêtes du préposé Herz Cerf-Berr démontrent l’intérêt du royaume pour les juifs, encouragés à s’adonner à des activités plus diversifiées et « productives ».
Entrés comme nouveaux-chrétiens, puis reconnus comme juifs par les lettres patentes de 1723, les Portugais s’établissent d’abord à Saint-Esprit et dans l’arrière-pays, puis gagnent Bordeaux. Leur rôle économique leur assure protection, liberté de circulation et de commerce. Ils s’enrichissent dans l’industrie du cuir et de la soie, la banque et le négoce colonial. Ils mènent une vie communautaire traditionaliste relativement souple, comme leurs coreligionnaires amstellodamois. Bordeaux est dotée de sept synagogues, et Saint-Esprit de treize pour une communauté de près de trois mille cinq cents personnes.
Entassés dans les rues étroites des « carrières » d’Avignon, de Carpentras, de Cavaillon et de L’Isle-sur-la-Sorgue, méprisés par les autorités chrétiennes, qui confirment leur infériorité dans le texte publié par le Saint-Office à Rome en 1751, les deux mille cinq cents juifs du Comtat Venaissin connaissent des conditions de vie difficiles. Chaque carrière possède son conseil, et ses « bailons », mais bénéficie d’une autonomie limitée en l’absence de tribunaux autorisés à juger selon le droit rabbinique. Quelques années avant la Révolution, la population des carrières diminue de près de vingt pour cent. Les juifs se fixent en Provence afin d’échapper au joug de l’Église.
Paris est interdit aux juifs, sauf pour de courtes périodes ; ils s’y installent pourtant dès le début du XVIIIe siècle, sous le contrôle de la lieutenance de police. Les Allemands, localisés surtout dans le quartier actuel de Saint-Merri, sont les plus nombreux ; ils exercent de petits métiers. Les Portugais sont dans la banque et font du colportage ; ils vivent plutôt rive gauche. Une relative tolérance leur permet d’avoir deux synagogues et deux cimetières distincts.
Juifs et citoyens
Jeu de la Révolution Française, détail d'un jeu de l'oie, Paris, 1790
À la fin du règne de Louis XVI (1754-1793), les idées développées par les penseurs des Lumières gagnent la noblesse libérale, la bourgeoisie et quelques notables juifs influencés par la pensée du philosophe allemand Moses Mendelssohn (1729-1786). En 1787, la Société royale des sciences et des arts de Metz propose comme sujet de concours : « Est-il des moyens de rendre les juifs plus utiles et plus heureux en France ? » Trois lauréats se partagent le prix : l’abbé Henri Grégoire (1750-1831), l’avocat nancéen Claude-Antoine Thiéry (1764- ?*) et l’autodidacte juif d’origine polonaise Zalkind Hourwitz (1751-1812). Tous trois affirment que l’émancipation économique des juifs et la suppression des mesures restrictives dont ils souffrent garantiront leur intégration.
Dès le printemps 1788, Chrétien-Guillaume de Lamoignon de Malesherbes (1721-1794) est chargé par le roi d’étudier la situation des juifs. Il entre en contact avec les notables juifs portugais et allemands qui, sans désirer une modification de leurs statuts communautaires, revendiquent le droit de s’établir dans les lieux de leur choix et d’exercer divers métiers. Lors des états généraux de juillet 1788, les avis restent cependant partagés sur la question juive. La Déclaration des droits de l’homme, adoptée le 26 août 1789, met fin à toute discrimination entre citoyens. Accorder l’égalité civile aux juifs semble légitime. Pourtant, les Constituants sont divisés sur le sujet. Les conservateurs veulent maintenir les mesures héritées de l’Ancien Régime, tandis que les libéraux, avec à leur tête Honoré Gabriel Riqueti comte de Mirabeau (1749-1791) et l’abbé Grégoire, souhaitent la totale émancipation des juifs.
La petite communauté juive parisienne se montre fort active et envoie une adresse à l’Assemblée. Les juifs de l’Est, désireux de conserver leurs prérogatives communautaires, réagissent aussi par l’intermédiaire de leur député Berr Isaac Berr (1744-1828). Les Portugais, soucieux d’être distingués des Allemands, interviennent au nom de leur ancienneté et de leur loyalisme. Les débats concernant les non-catholiques se déroulent à l’Assemblée les 22, 23 et 24 décembre 1789. Au cours de l’un d’eux, le comte Stanislas de Clermont-Tonnerre (1757-1792) prononce sa phrase célèbre : « Il faut refuser tout aux juifs comme nation […] et accorder tout aux juifs comme individus. » Il est soutenu par Maximilien de Robespierre (1758-1794). Par le décret du 28 janvier 1790, les juifs portugais deviennent les premiers des citoyens actifs. Les juifs de l’Est et de Paris revendiquent à leur tour leurs droits. Le décret relatif à l’émancipation de tous les juifs est enfin adopté le 27 septembre 1791, et sanctionné quelques jours plus tard par le roi Louis XVI. Berr Isaac Berr se réjouit : « Nous voilà donc, grâce à l’Être Suprême et à la souveraineté de la nation, non seulement des hommes, des citoyens, mais encore des Français ! »
Les notables ont conscience que l’apprentissage de la citoyenneté sera long. La Révolution n’a transformé ni les mentalités ni les structures communautaires et les préjugés restent pesants à l’égard des juifs, notamment en Alsace. La « régénération » ne s’amorcera que sous le Premier Empire.
La création des consistoires
Michel-François Damane-Démartrais (Paris, 1763 - Paris, 1827), Grand Sanhédrin des Israélites de l'Empire français & du Royaume d'Italie, Estampe, après 1807
Initiée par l’empereur Napoléon Ier (1769-1821) après la réunion de l’Assemblée des notables (1806), et les décisions doctrinales du Grand Sanhédrin (1807), l’organisation du culte israélite devient effective avec les décrets impériaux de 1808. Par le décret du 17 mars, une synagogue et un consistoire sont établis dans chaque département comptant au moins deux mille israélites. Chaque consistoire est dirigé par un grand rabbin, assisté d’un autre rabbin et de trois laïcs désignés par les notables et agréés par les autorités. Les responsables doivent être âgés de plus de trente ans et n’avoir jamais pratiqué l’usure.
Les consistoires instruisent le public en vertu des décisions du Grand Sanhédrin, maintiennent l’ordre dans la synagogue, perçoivent les frais du culte et surtout encouragent les fidèles à l’exercice de professions utiles, tout en développant l’esprit patriotique ; ils sont, conformément au décret du 11 décembre 1808, au nombre de treize : Bordeaux, Casal, Coblence, Crefeld, Marseille, Mayence, Metz, Paris, Strasbourg, Trèves, Turin, Nancy et Wintzenheim. Les consistoires hors de France disparaîtront avec la chute de l’Empire. Le consistoire central, dont le siège est à Paris, se compose de trois grands rabbins et de deux membres laïcs ; il correspond avec les consistoires départementaux, s’assure de l’exécution du règlement, contrôle les circonscriptions et confirme la nomination des rabbins et des laïcs. Il veille à la répartition des frais du culte. En tant qu’ancien président du Sanhédrin, David Sintzheim (1745-1812) devient le premier grand rabbin du consistoire central, assisté des grands rabbins Abraham Vita de Cologna (1755-1832) et Benoît Sauveur Segré (1729-1809). Deux notables secondent le rabbinat, Jacob Lazard (*) et Baruch Cerf-Beer (1762-1824).
Parmi les dispositions du 17 mars 1808 apparaissent cependant des mesures discriminatoires, désignées sous le nom de « décret infâme ». Les commerçants juifs doivent se faire délivrer une patente annuelle par les préfets. De plus, les juifs sont privés du droit de libre établissement dans les départements alsaciens. La conscription devient obligatoire, sans possibilité de remplacement.
Les consistoires s’évertuent à satisfaire les exigences impériales. Un rapport du consistoire central adressé, le 23 juin 1810, au ministre de l’Intérieur mentionne que les juifs « s’empressent de se rendre dignes des bontés paternelles de notre auguste monarque ». La réalité est plus nuancée : si la régénération mobilise les notables et les réformistes, l’expérience est vécue dans l’indifférence par les classes laborieuses. La chute de l’Empire ne remet pas pour autant en cause l’organisation consistoriale. Par le sénatus-consulte du 1er avril 1814, la liberté des cultes est garantie.
L’édification des synagogues
Jean Lubin Vauzelle (Angerville la Gate, 1776 - après 1837), Intérieur de la synagogue de Bordeaux avec son architecte A. Corcelles, huile sur toile, Bordeaux, après 1812
Sous l’Ancien Régime, bien peu de communautés juives possèdent un édifice synagogal, et la prière se déroule le plus souvent dans des oratoires. Les synagogues de Metz et d’Avignon ayant été détruites par des incendies au XIXe siècle, les seules synagogues du XVIIIe siècle demeurées en place sont celles de Cavaillon et de Carpentras, dans le Comtat Venaissin, et de Lunéville, de Pfaffenhoffen et de Mutzig, dans l’Est.
L’Émancipation et la centralisation par les consistoires napoléoniens marquent de façon radicale l’intégration des juifs dans la société française. L’élément le plus visible de cette mutation apparaît dans les synagogues monumentales édifiées au cours du XIXe siècle. Lourds de signification, les choix architecturaux et stylistiques prennent en compte ce nouveau rapport à la cité, l’évolution de la liturgie et les références historiques que les communautés souhaitent privilégier.
D’aspect encore discret, la première synagogue de cette ère est construite à Bordeaux en 1812, sur un programme puisant largement ses sources dans l’Antiquité. Quelques décennies plus tard, les synagogues de Metz (1844) et de la rue Notre-Dame-de-Nazareth à Paris (1852) hésitent toujours entre le style néo-roman, qui marque une inscription dans l’histoire nationale, et l’orientalisme, qui affirme une différence. Un style dominant, qu’on qualifiera de romano-byzantin, émerge. Une nouvelle disposition de l’espace se fait jour vers 1850, rapprochant la bimah de l’arche sainte : elle dessine clairement une séparation entre les officiants et l’assistance. L’apparition d’une chaire, l’introduction de l’orgue et le costume des rabbins accentuent ce rapprochement avec le modèle ecclésial. Mais le rabbinat français, réticent à l’influence de la réforme allemande, maintiendra cependant les formes traditionnelles du culte.
Le mouvement de construction des synagogues connaît son apogée sous le Second Empire et jusqu’en 1890, avec l’urbanisation, les projets haussmanniens et le déplacement des juifs d’Alsace et de Lorraine qui optent pour la France.
À Paris, des synagogues sont construites rue de la Victoire (1874), rue des Tournelles (1876) et rue Buffault (1877). L’orientalisme triomphe dans l’Est, à Besançon (1869), et devient la tendance affirmée dans les synagogues bâties dans les années 1880 dans la Marne (Châlons, Reims et Vitry-le-François).
Les juifs dans l’est de la France : l’exemple alsacien
Alphonse Levy (Marmoutier, 1843 - Alger, 1918), Kippour, Paris, 1903-1907
La présence juive en Alsace remonte au XIIe siècle et s’inscrit, en dépit des discriminations, dans une continuité ininterrompue. À travers les siècles, ces communautés ashkénazes se développent en milieu rural ; les juifs font partie intégrante du paysage alsacien, même s’ils sont relégués jusqu’au début du XIXe siècle dans un statut marginal qui leur interdit l’accès aux villes, à la propriété foncière, et les cantonne dans les professions méprisées de colporteur, de petit usurier ou de marchand.
La vie juive est caractérisée par un réseau communautaire serré ; elle est marquée par une piété ancrée dans le quotidien et par une langue, le judéo-alsacien. À côté de quelques personnalités éminentes, comme Rabbi Yossel de Rosheim, qui ont contribué à son épanouissement, ce judaïsme rural a laissé des figures pittoresques comme le bedeau, le marchand de bestiaux et le colporteur, telles que nous les transmet, entre nostalgie et satire, l’œuvre d’Alphonse Lévy.
Au XIXe siècle, les modifications apportées au statut des juifs par la Révolution et l’Empire bouleversent l’existence de ces communautés ; malgré des résistances liées au désir de préserver leur autonomie, l’introduction de noms de famille, la création de consistoires, la conscription obligatoire, décrétées par Napoléon Ier, amènent finalement les juifs alsaciens à se conformer progressivement aux structures économiques et légales.
Ayant désormais libre accès à toutes les professions, certains embrassent la carrière militaire, d’autres s’enrichissent grâce au commerce et à l’industrie, choisissent des professions libérales ou entament des carrières universitaires. Ils se déplacent vers les grandes villes, comme Strasbourg, Metz, Nancy ou Colmar ; beaucoup s’installent à Paris. Jouissant de leurs libertés nouvelles et fiers des acquis de l’Émancipation, ils développent un réel patriotisme. Après l’annexion de la Lorraine et de l’Alsace par l’Allemagne, à la suite de la guerre de 1870, nombreux sont les juifs qui préfèrent quitter l’Alsace pour Rouen, Épinal, Lyon et Paris, et qui émigrent en Amérique ou en Afrique du Nord. Malgré la germanisation des populations demeurées sur place, la plupart saluent le retour à la France en 1918.
Enracinée dans la vie rurale et les traditions, une partie de la population juive d’Alsace restera disséminée dans une multitude de villages jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Les cadres et les personnalités rabbiniques issus du judaïsme alsacien marqueront durablement l’histoire contemporaine de la communauté juive française.
Le décret Crémieux
Jean-Jules-Antoine Lecomte du Nouÿ (Paris, 1842 - Paris, 1923), Adolphe Crémieux, Paris, 1878
Depuis l’ordonnance de 1845 qui définit la réforme du culte israélite sur le modèle consistorial métropolitain, le processus de francisation est amorcé en Algérie. Le judaïsme algérien est réorganisé avec l’installation de consistoires à Alger et à Oran en 1847, puis à Constantine en 1849. À partir de 1848, avec ses trente mille âmes, la population juive est utilisée comme un relais pour la diffusion des valeurs françaises en terre algérienne. Le décret du 16 août 1848 donne le droit de suffrage aux juifs pour l’élection des conseillers municipaux, sous certaines conditions d’âge, de résidence et d’impôt. En 1860, ils se voient astreints au service de la milice. Les rabbins consistoriaux et les élites francisées participent alors activement à l’éducation des masses juives. Lorsque l’empereur Napoléon III se rend en Algérie pour la première fois, les notables de la communauté lui remettent une pétition rassemblant dix mille signatures exprimant le désir « d’embrasser la loi civile française et d’entrer dans la grande famille de France ». En 1865, à Oran, Napoléon III déclare : « Bientôt, les israélites algériens seront français. »
Quelques mois plus tard, en juillet, le sénatus-consulte, par son article 2, autorise, sur demande, la naturalisation individuelle des juifs d’Algérie. Pour des raisons administratives, à peine deux cents israélites l’obtiennent. L’ensemble de la communauté la revendique toujours collectivement. À la veille de la guerre, le principe semble acquis. Le ministre de la Justice et des Cultes, Émile Ollivier, est convaincu de la nécessité de la réforme. Sur les conseils d’Adolphe Crémieux, un projet se dessine, mais il devient caduc à la chute de l’Empire. Nommé ministre de la Justice, au sein du gouvernement de la Défense nationale, Crémieux examine de nouveau le projet. Le 24 octobre 1870, neuf décrets sont approuvés et signés qui dotent l’Algérie d’une Constitution nouvelle, dont le septième, communément appelé « décret Crémieux », accorde la naturalisation collective aux juifs d’Algérie. « Les israélites indigènes des départements de l’Algérie sont déclarés citoyens français. En conséquence, leur statut réel et leur statut personnel seront, à compter, de la promulgation du présent décret, réglés par la loi française. »
Ce décret ne recueille pas l’unanimité. Les milieux conservateurs l’accusent d’avoir « transformé la France en une nouvelle Jérusalem ». En 1871, le gouvernement d’Adolphe Thiers s’efforce d’en obtenir l’abrogation. Finalement, le vote de l’Assemblée nationale confirme le décret. Ainsi près de trente-cinq mille juifs algériens deviennent citoyens français, à l’exception des personnes originaires des territoires annexés après 1870, qui le deviendront en 1946. Entre-temps, le décret Crémieux sera abrogé deux fois sous le régime de Vichy, le 7 octobre 1940 et le 14 mars 1943.
Les collections d’art juif
La collection Isaac Strauss au musée de Cluny, carte postale, Paris, vers 1910
En 1765, un « juif de cour », Alexandre David, lègue un ensemble d’objets du culte à la synagogue de Brunswick. Il s’agit de la première collection d’objets liturgiques détournés de leur fonction première pour devenir des objets d’admiration et de contemplation.
Un siècle plus tard, un juif d’origine alsacienne, Isaac Strauss, constitue une collection qui aura un rôle pionnier dans le développement des collections d’art juif et qui forme aujourd’hui le noyau fondateur du musée d’art et d’histoire du Judaïsme. Né en 1806 à Strasbourg, Strauss s’installe en 1827 à Paris, où il fait une brillante carrière de chef d’orchestre. Amateur d’art et collectionneur, il manifeste pour les objets du culte juif un intérêt particulier qui marque son attachement à un monde traditionnel que les réformes napoléoniennes ont radicalement transformé et dont il s’est éloigné.
Sa collection est présentée au Trocadéro lors de l’Exposition universelle de 1878, où elle est remarquée. Sa démarche suscite des initiatives similaires, de Londres à Saint-Pétersbourg. Rachetée à sa mort par la baronne Nathaniel de Rothschild, sa collection est offerte à l’État en 1890. Les « Sciences du judaïsme », nées en Allemagne au début du XIXe siècle, ont infléchi la composition des collections naissantes des musées et fait apparaître une dimension historique locale et ethnographique dans la plupart des ensembles. La collection confiée par la Société d’histoire des juifs d’Alsace et de Lorraine au musée Alsacien, à Strasbourg, en 1907 – sous le régime prussien – est l’illustration d’un rapport nouveau à l’art populaire et à l’ethnographie religieuse.
En France, l’exemple d’Isaac Strauss est suivi quelques décennies plus tard par René Wiener, fils d’un éminent historien nancéen qui reprend l’organisation du musée Lorrain en 1871. Il parcourt l’Europe à la recherche d’objets du culte juif et lègue au musée Lorrain son importante collection rassemblant quelque trois cent cinquante pièces.
Plusieurs collections particulières remarquables ont été constituées avant les années 1930 en Europe. Celle de Lesser Gieldzinski, offerte par cet expert à la communauté de Dantzig (actuelle Gdansk) en 1904, et celle de Benjamin Mintz à Varsovie, qui se trouvent aujourd’hui au Jewish Museum de New York ; la collection Nauheim, présentée au Jüdisches Museum de Francfort en 1937 ; la collection Salomon, publiée en 1930 ; la collection Howitt, dispersée en 1932 ; la collection Kirchstein, vendue en 1932 ; et la collection Feuchtwanger, déposée au musée Bezalel à Jérusalem dès 1936.
En 1902, Hadji Ephraïm Benguiat, un antiquaire originaire de Smyrne, expose au Smithsonian Institute à Washington sa fabuleuse collection d’objets liés à la culture séfarade et à l’histoire des communautés d’Orient et de l’Empire ottoman. Il écrit en 1931 : « Le juif n’a pas pu préserver ses trésors, parce qu’il a toujours attendu une patrie. Il s’est trouvé presque constamment errant un baluchon sur le dos, sans savoir où il serait le lendemain. C’est pour cela que toutes les antiquités rescapées des catastrophes répétées et de la dispersion sont d’une immense valeur, même si elles n’ont pas toujours la qualité et la valeur des antiquités des autres peuples. »