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Portfolio réalisé à l'occasion de l'exposition Les Juifs du Maroc à travers la carte postale ancienne, mahJ, Paris, 1999

Les Juifs du Maroc à travers la carte postale ancienne 1900-1920

Du 7 octobre 1999 au 2 janvier 2000

Soixante-dix cartes postales sur les juifs du Maroc, issues de la collection du mahJ, sont présentées. Editées alors que le Maroc connaît les débuts du protectorat (1912), ces cartes offrent le reflet d'un regard occidental en quête d'exotisme et de pittoresque. Elles n'en sont pas moins le témoin de la vitalité du monde juif marocain traditionnel - métiers d'artisanat, fêtes et costumes qui s'épanouissent dans les mellah (quartiers juifs) - avant que celui-ci ne soit bouleversé par le monde moderne.

Les cartes postales anciennes donnent une image de la vie juive au Maroc à une époque charnière de son histoire, entre 1900 et 1920, où le pays est confronté à la présence française sur son territoire et connaît les débuts du protectorat (1912).

Ces documents sont d’autant plus précieux que la communauté juive ne représente plus aujourd’hui qu’une petite partie de ce qu’elle était au début du siècle ; le conflit entre Israël et les pays arabes, ainsi que l’indépendance du pays en 1956 ont conduit la majeure partie des Juifs à émigrer vers la France ou vers Israël dans le courant des années cinquante.

Cette période de transition voit l’émancipation des Juifs de la « condition humiliée » qui était la leur en pays islamique. Une émancipation extrêmement rapide, facilitée par l’essor économique du pays, et qui conduit les Juifs à une perte de l’identité traditionnelle et à l’adoption d’un mode de vie occidental.

Si ces cartes ne manquent pas de susciter un regard nostalgique, il convient de rappeler le contexte de leur production : il s’agissait d’offrir les images d’un Maroc pittoresque destiné à un public européen. Mais dans l’ensemble de la production et avec le temps, certaines cartes nous touchent par leur caractère de documents historiques.

Cette exposition a été rendue possible grâce à la générosité de donateurs privés ; que le docteur Philippe Cohen soit remercié pour avoir fait bénéficier le Musée d’art et d’histoire du Judaïsme de son patient travail de collecte de plus de quatre cents cartes postales sur les Juifs du Maroc.


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Portfolio réalisé à l'occasion de l'exposition Les Juifs du Maroc à travers la carte postale ancienne, mahJ, Paris, 1999

Un porte-folio a été édité à l'occasion de cette exposition, Une petite histoire des Juifs du Maroc au travers de la carte postale ancienne, mahJ, Paris, 1999

« Une petite histoire des Juifs du Maroc au travers de la carte postale

La carte postale, par l’iconographie qu’elle procure, constitue une source documentaire de choix pour la connaissance de l’histoire d’un pays et de ses habitants, et c’est d’autant plus vrai quand des bouleversements importants ont entraîné une modification radicale du paysage humain de ce pays. C’est le cas du Maroc dont la communauté juive ne représente plus aujourd’hui qu’une petite partie de ce qu’elle était au début du siècle ; le conflit entre Israël et les pays arabes, ainsi que l’indépendance du pays en 1956 ont conduit la majeure partie de cette population à émigrer vers la France ou vers Israël dans le courant des années cinquante. Les très nombreuses cartes postales du début du siècle permettent dans une certaine mesure de resituer la place des Juifs dans la société marocaine au début de l’époque du protectorat.

Toutefois, il ne faut pas croire que l’on puisse voir dans ces images une illustration de la vie juive au Maroc, que l’on puisse avec elle avoir une idée de ce qu’était le quotidien des Juifs, comme ce serait le cas face au travail d’un ethnologue ; les vues sont trop parcellaires et ne s’engagent que trop peu dans la vie familiale et religieuse des individus. En fait, la carte postale au Maroc se situe au croisement de deux histoires : celle du champ de l’iconographie orientaliste et du monde arabe en général qui existe en tant que genre en Occident depuis Delacroix, et celle de la colonisation entreprise par la France au Maroc à partir de la fin du dix-neuvième siècle. C’est dans le contexte particulier de ces deux histoires que l’on a un aperçu sur la minorité juive des mellah, les quartiers juifs du pays.

La carte postale est apparue à la fin du siècle dernier, et a connu un succès qui est allé grandissant au début du vingtième siècle. Les décennies 1900 et 1910 voient son heure de gloire, avec une extension d’une ampleur qui n’a jamais égalée ensuite. On s’intéresse d’abord à ces cartes pour leurs illustrations ; il faut cependant rappeler qu’avant tout, une carte postale est un objet de communication. En tant que tel, elle passe par un certain nombre d’intervenants. D’abord, le photographe et l’éditeur – qui sont quelquefois une seule et même personne ; ensuite l’expéditeur de la carte, qui délivre un message, apporte des annotations, une adresse et une signature, et enfin la poste, qui laisse sa trace par les timbres et les tampons. On pourrait parler encore de celui qui reçoit la carte, qui l’a collectionnée, conservée, grâce à qui (puisqu’il ne l’a pas jetée) elle se trouve aujourd’hui devant nos yeux.

À son époque, la carte renouvelle le genre de la correspondance. Comme mode de communication informel, On peut dire que cette neutralité du message se retrouve dans l’image véhiculée par le support, qui reste en général très neutre ; les photos prises s’engagent très rarement dans leur sujet, elles donnent dans leur grande majorité des vues superficielles et extérieures des sujets qu’elles représentent. Dès son origine, la carte postale s’appuie sur les panoramas, les monuments et paysages exemplaires, sur des types de population rapidement identifiables. Ce que l’usage confirme en faisant de « carte postale » un synonyme de « lieu commun ».

De l’imagerie orientaliste à l’imagerie coloniale

L’image véhiculée par la carte postale, en particulier dans le contexte de l’Afrique du Nord qui nous intéresse, n’est cependant pas sans histoire. Elle ne surgit pas du néant, mais prend sa place dans la tradition de la photographie. Elle est l’héritière de ces images sur papier albuminée, qui étaient largement commercialisées dans les années 1870-1900 sous forme d’albums. Celles-ci sont très fréquentes en Algérie et en Tunisie, mais quasiment absente en revanche au Maroc. Ce n’est pas un hasard : les deux premiers pays sont déjà occupés par la France ; l’Algérie est un territoire français depuis 1834, et la Tunisie est soumise à un protectorat depuis 1881. À cette époque, le Maroc n’est fréquenté par les occidentaux que dans certains ports, Tanger et Tétouan en particulier, où se côtoyaient Espagnols, Anglais et Français. Ainsi, les rares vues que l’on trouve du Maroc de cette époque proviennent de ces deux villes ; c’est le cimetière juif ou la synagogue de Tétouan.

Les premiers éditeurs de cartes postales sont d’ailleurs ceux-là mêmes qui produisent ces photographies. Ce sont en particulier Jean Geiser ou Albert à Alger, ou encore N.D. (Neurdein) et L.L. (Louis Levy) en métropole, qui couvrent toute l’Afrique du Nord. Parmi les cartes éditées, on retrouve d’ailleurs dans un premier temps de nombreuses images qui ont été diffusées sous forme de photographies dans les années 1890.

Ces photographies s’inscrivent dans la tradition occidentale. Depuis le XVIIIe siècle, il existe des gravures décrivant des types juifs, hommes et femmes, s’attachant en particulier à décrire les costumes des populations locales. Il y a une curiosité ethnographique, la volonté d’établir un catalogue des coutumes des différents peuples, qui se perpétue dans la photographie, même si ce n’est pas toujours avec une grande rigueur ; les photos peuvent être très arrangées, les poses artificielles et les costumes de fantaisie. Car à cet intérêt ethnographique se mêle l’univers de l’imaginaire orientaliste. La représentation de l’Orient constitue depuis Delacroix un genre pictural à part, un fonds culturel que tout photographe se rendant en pays arabe porte avec lui ; c’est le rêve exotique d’un monde où la sensualité occupe une plus large place, un monde de langueur où la femme occupe une position centrale. Les deux penchants se mélangent souvent dans les vues existantes. Mais l’imagerie de studio où des « types juifs » posent devant un décor artificiel appartient plutôt à l’Algérie et la Tunisie où les photographes travaillent depuis la fin du XIXe siècle. On trouve très peu au Maroc de ce type d’images, comme l’« homme faisant sa prière du matin » édité par L.L., une photographie qui connaîtra une large diffusion en carte postale ; les cartes sont le plus souvent prises en extérieur, même si elles n’évitent pas toujours une typologie ethnique caricaturale.

La carte postale n’est pas une image objective, une vue instantanée et neutre d’un pays. Le choix des lieux, la composition, forment un langage modelé par la tradition. Ceci est au moins vrai dans un premier temps, avant que le nombre de vues à fournir ne force en fin de compte les photographes auteurs des cartes postales à donner des images qui semblent quelquefois plus spontanées, dans lesquelles une certaine humanité se lit, une plus grande intimité avec les sujets.

Les conséquences de la pénétration française au Maroc

La carte postale est fondamentalement un produit d’importation. Son existence même traduit la présence française en ce qu’elle est un objet produit par des occidentaux pour des occidentaux. Ce sont des immigrants français qui écrivent à leur proches en métropole, et plus précisément, ce sont des soldats qui écrivent à leur famille, leur femme, et donnent des nouvelles de leur séjour, relatent leur périple de campement en campement, décrivent ce qu’ils mangent, leur ennui de santé, etc.

L’essor de la carte postale comme genre épistolaire accompagne la montée de la France au Maroc comme puissance coloniale. Il y a même une coïncidence temporelle remarquable entre les deux phénomènes, qui fait que la conquête armée du pays est largement couverte dans l’iconographie des cartes. Les camps militaires, les rencontres entre généraux, la vie même des soldats sont aussi présents que les vues sur la population et les paysages locaux. Même dans un corpus de cartes postales qui s’attache au monde juif, cette présence coloniale se fait fortement sentir ; par les tampons par exemple, qui sont souvent issus de postes militaires – ils portent les inscriptions « Subsistances militaires – place de Bou-Denib » ou « Commandant d’armes – Moul-el-Bacha – Maroc » ou autre.

On peut analyser de nombreuses manières la présence implicite de la colonisation. D’une part, la géographie des lieux représentés sur les cartes postales correspond à la pénétration du pays, celle des conquêtes françaises. Pendant les premières années du siècle, le Maroc est convoité à la fois par l’Espagne, l’Angleterre, l’Allemagne et la France. Tous ces pays y ont des intérêts économiques, qu’ils souhaitent voir s’épanouir. Les accords d’Algésiras en 1906, qui rassemblent un certain nombre de pays occidentaux, marquent la fin d’intenses tractations en attribuant le Maroc à la France tandis que celle-ci laisse le terrain libre à l’Angleterre en Egypte et donne à l’Allemagne une partie du Congo. L’Espagne conserve le Nord du Maroc. C’est ainsi que des cartes de Tétouan ou de Tanger sont produites par des éditeurs espagnols, ou plus rarement anglais.

Avant même ces accords, les troupes françaises avaient commencé la conquête de territoires marocains orientaux depuis le Sud de l’Algérie, ce qui s’appelait alors les « confins algéro-marocains ». En 1900-1901, c’est la région du Touat qui est rattachée autoritairement à l’Algérie française, alors qu’elle appartenait traditionnellement au Maroc. Il existe une image de Jean Geiser, photographe d’Alger, qui date d’environ 1905 et montre un groupe de Juifs d’Igli, un village au cœur de ce territoire de l’extrême Sud marocain. Le fait qu’il s’agisse d’un photographe algérien et qu’il édite cette carte peu après ces événements est hautement significatif.

Après 1906, la France entame résolument la conquête du pays ; signalons que celle-ci sera laborieuse et ne sera achevée qu’en 1934 avec la reddition du Tafilalet. Elle est porteuse de lourdes conséquences pour la communauté juive marocaine. Certaines sont bénéfiques, c’est une libération progressive du joug de la loi musulmane, des règles de la dhimma, d’autres plus néfastes, comme le fait que les Juifs servent de boucs émissaires à la colère des Arabes contre les envahisseurs non musulmans. C’est ainsi qu’après le bombardement de Casablanca le 5 août 1907 par un navire de guerre français – bombardement semble-t-il assez gratuit – le mellah est pillé par des « bédouins ». Le bombardement avait causé plusieurs centaines de morts, le pillage en fit une trentaine de plus. Suite à ces événements, il existe quelques cartes qui montrent l’enlèvement des cadavres dans le mellah ; on peut encore voir sur de nombreuses vues du quartier que l’on a par la suite la présence de bâtiments en ruine.

Si cette colère contre les Juifs repose sur le sentiment qu’ils étaient des agents de l’occident, une carte de 1908 montre des parlementaires marocains amenés au camp devant des militaires français, où l’on constate que ceux-ci sont juifs et non musulmans, ce qui témoigne tout de même de la confiance des Arabes.

En 1912, un événement similaire se produit à Fez, qui fait suite à la signature du traité de protectorat, le 30 mars. Ce traité suscite un grand émoi dans le pays, les marocains considérant que leur Sultan avait vendu le pays. C’est dans ce contexte que les tabors, des soldats marocains formés par les Français, se révoltent et le 17 avril, ils tuent les occidentaux qu’ils trouvent sur leur chemin, puis continuent en se rendant au mellah qu’ils incendient. De nombreuses cartes illustrent ces « événements du 17 avril 1912 » (c’est le titre qu’elles en donnent). L’ampleur des dégâts est considérable, beaucoup de maisons sont en ruine. La presse parle d’au moins une centaine de morts. L’intervention du Sultan est heureusement salutaire, qui ouvre immédiatement son palais aux Juifs, et leur permet de s’installer dans ses jardins et sa ménagerie. L’image de femmes assises dans une cage qui jouxte celle où vivent des lions est frappante. Les éditeurs juifs Niddam et Assouline en firent une grande série qu’ils vendirent sous forme de carnets de cartes.

En s’attachant aux images les plus saisissantes, les cartes abaissent ces événements au rang du fait divers. En fait, on peut voir là comment elles accompagnent l’actualité comme le fait traditionnellement la presse. Mais ce « pogrom » eut une conséquence importante, qui fut une prise de conscience de la France du fait qu’en tenant le Sultan, elle ne tenait pas le pays ; aussi elle nomma un Résident Général qui était un militaire et non un civil, et ce fut le général Lyautey. Celui-ci se rendit sur place, dans le mellah de Fez le 24 mai, une visite qu’une carte fige pour l’histoire.

Le monde juif traditionnel dans la carte postale

Ces sauvages poussées de violence contre les Juifs au Maroc donnent une idée de la fragilité de leur statut dans la société musulmane. Ce sont des « dhimmis », des gens d’une caste inférieure, même si elle bénéficie d’une protection de principe. Le geste du Sultan, outre sa magnanimité personnelle, illustre le rôle qu’ils jouent auprès de lui, les services que certaines personnalités lui ont rendu, dont l’histoire du Maroc est emplie. Ces « grands serviteurs », riches commerçants, jouaient avant le protectorat le rôle d’intermédiaires entre les compagnies occidentales et les producteurs marocains.

On ne lit jamais directement sur les cartes postales la réalité économique, politique, sociale du pays. Sans être averti des différences fondamentales de costumes entre Juifs et Arabes, pourrait-on voir la différence entre eux sur les cartes ? C’est très difficile. Par contre, en confrontant les sources, il est frappant de voir se confirmer sur les cartes beaucoup de réalité sur la vie sociale et économique des Juifs au Maroc. D’une manière statistique, par exemple. Ainsi, en faisant un dénombrement des cartes par ville apparaît la place prédominante du mellah de Fez, qui rend compte de son importance démographique (dix-mille personnes en 1904) et historique. Sans que l’on ait une concordance exacte, on peut voir que les mellah les plus représentés sont les plus peuplés, c'est-à-dire Marrakech, Mogador, Tanger et Meknès.

A propos de ces riches commerçants, on peut supposer que ce sont eux qui habitaient ces maisons luxueuses que montrent une série de cartes ; l’une se trouve à Fez, l’autre à Meknès. Seule la légende indique qu’il s’agit d’une maison juive, car rien dans le décor ne permet de le dire, sauf deux lettres en hébreu que l’on peut lire sur une arcade, « Shabbat ».

A l’inverse, un certain nombre de vues de mellah traduisent la misère qui pouvait y régner. On peut supposer une certaine complaisance du photographe dans l’illustration comme dans les cartes de E. Michel à Marrakech. Celui-ci illustre dans ces images les clichés circulant sur les Juifs dans certains récits de voyageurs dans les années vingt ou trente, qui insistent sur la misère et la puanteur des lieux. Mais ce mépris se lit aussi dans les titres des cartes comme celui désignant un « Sidi Ben Youdi ». Toute la classification des population en « types », qu’ils soient « indigènes », « israélite » ou « mauresque » n’est ni bienveillante ni rigoureuse. En tout état de cause, on ne peut pas toujours se fier à ces légendes qui donnent une scène une fois à Salonique, une fois au Maroc, et que l’on peut, à l’analyse du costume, rendre à l’Algérie.

Les illustrations des mellah rendent compte au moins d’une réalité : la diversité des métiers dans lesquels étaient spécialisés les Juifs. Il s’agit d’abord du travail du métal, et tout particulièrement de l’or. On voit ainsi des échoppes de bijoutiers à Fez, à Casablanca, de brodeurs sur or ; on voit des artisans travaillant le cuivre, des ferblantiers confectionnant des lanternes, etc. Par ailleurs, c’est le travail du cuir, avec un bon nombre de savetiers, de cordonniers, ou encore de fabricants de soufflets ou de bâts pour les ânes. Enfin, il y a de nombreux marchands, à l’étal plus ou moins riche.

La carte postale illustre tout ce qui dépasse dans l’univers visité, ce qui peut devenir un élément touristique, quelque chose qui, comme le disent les guides, « vaut le détour ». Tous les éléments remarquables d’une ville sont illustrés par la carte postale, et le mellah fait partie de ces lieux. Mais les photos s’en tiennent en général aux principales artères, c’est la « Grande rue du Mellah » à Fez que l’on peut suivre d’un bout à l’autre, ou la place du commerce dans cette même ville dont on peut reconstituer une vision panoramique. Les cartes forment aussi comme l’évocation de tout ce qui a valeur historique – des illustrations dont l’explication fait défaut. Ainsi les cartes illustrant les « timbres de Bou-Anania » ; il s’agit des fenêtres d’une maison où est censée avoir habité Maïmonide. Dans des lieux, des fêtes, on peut aussi faire ressortir l’histoire juive. C’est la fête des Tolbas qui est pratiqué à Fez tous les ans, et qui évoque la prise du pouvoir par les Alaouites en 1666, et de son mythe fondateur, la défaite et la mort du roi juif de Taza, Ibn Mechial (Taïeb, p.22).

Il y a un savoir implicite dans les images. Pourquoi une telle image existe plutôt qu’une autre, il est impossible aujourd’hui de le savoir, d’autant qu’il n’existe pas d’archives (en tout cas, elles n’ont pas été étudiées). Ainsi, il est remarquable que l’on trouve l’école de l’Alliance Israélite Universelle de Tétouan illustrée sur une carte. Cette institution a été fondée à Paris en 1860 et c’est en 1862 que s’ouvre l’école de Tétouan après une visite du baron Salomon de Rothschild dans la ville, effrayé par la misère régnante. Cette école est alors la première école occidentale ouverte dans un pays du tiers-monde, et même la première école de l’Alliance.

En ce qui concerne la vie juive plus particulièrement, les vues réellement intéressantes sont assez rares, et ce caractère exceptionnel empêche de les voir comme exemplaire d’un regard spécifique. Chacune raconte ainsi une histoire particulière, et pose des questions sur le détail de ce qui est vu. Il existe ainsi quelques vues de mariages, dans lesquelles la mariée est amenée à la maison de son époux, une vue de pique-nique à la campagne, dont on peut savoir par ailleurs qu’il se pratiquait pour la fête de Souccot. Il existe quelques vues de cimetières et quelques vues intérieures de synagogues, très rares, notamment une à Fez, et une à Tétouan.

Les Juifs face à l’occident

La colonisation n’est pas seulement une affaire militaire, c’est aussi et surtout une affaire économique. Au cours des années vingt, la physionomie du pays change, celui-ci se couvre de constructions nouvelles, principalement à Casablanca qui bénéficie d’un afflux d’immigrants français très important, ainsi d’ailleurs qu’un grand nombre de Juifs de l’intérieur du pays attirés par la nouvelle prospérité de la place.

Cette envolée économique profite aux Juifs pour plusieurs raisons. D’une part, certains ont toujours su s’insérer comme intermédiaires commerciaux entre les producteurs arabes et les acheteurs occidentaux – des Juifs de Tanger ou de Tétouan qui avaient des liens familiaux avec en particulier des résidents italiens. D’autre part, il y a l’exemple de l’Algérie où ceux-ci ont été déclarés français par le décret de Crémieux en 1870. S’il n’y a pas eu au Maroc un tel décret, l’intérêt des coloniaux français restait de diviser les populations du pays pour mieux régner. C’est ainsi que les berbères ont aussi eu la faveur de bénéficier des écoles françaises, car ils étaient considérés comme les authentiques habitants du lieu, les victimes des Arabes. De la part des Juifs, il y a un grand désir de s’occidentaliser, pour se libérer en fait du joug musulman. Et l’on peut constater, en particulier dans le mellah de Tétouan, le nombre de Juifs vêtus à l’occidentale.

Dans ces vues de mellah, on peut aussi tenter de voir les commerces tenus par des Juifs. Un bon nombre de ceux-ci sont des commerces occidentaux, comme par exemple un bazar ou un hôtel. De ce point de vue, alors que la carte postale tend à la généralité, à ne pas voir des individus mais uniquement des types, à ne donner que des « vues générales », on peut dans ce cas lire des histoires individuelles. Telle personne qui a vécu à Marrakech donnera facilement le nom du rabbin âgé présenté au milieu d’un « groupe de Juifs ». Alors, on prendra la carte comme un témoignage photographique personnel. C’est le cas aussi d’entreprises locales, dont on voudra connaître l’histoire particulière. On voit ainsi l’enseigne d’un « Carl Ficke » dans une rue de Marrakech, qui précise « Casablanca, Mazagan, Marrakesch, Fez (Marroko) » puis en hébreu : « ? ». Que peut vendre cet originaire d’un pays germanique ici ? On entre dans le domaine de la petite histoire, dont la carte postale offre une piste tout à fait favorable. Chaque carte peut poser beaucoup de questions, et réclamer de véritables enquêtes en vue de restituer son histoire.

Pour rester très précisément dans le domaine de la carte postale, il est absolument frappant de voir que de nombreux photographes-éditeurs sont des Juifs originaires du pays, qui produisent des cartes dont l’intérêt est souvent plus grand que celui des photographes français, fussent-ils résidents du pays. Il y a en particulier la maison Niddam et Assouline installée à Fez. Ce sont eux qui « couvrent » le plus largement les « événements d’avril 1917 ». À Fez encore, il y a la maison Joseph Bouhsira, aussi un très bon photographe, et les frères Séréro, qui ont produit chacun sous leur propre nom, Mathias, Haïm-David et Chalom. Et c’est encore Ohana à Meknès.

N. Boumendil, installé à Guercif est aussi intéressant, puisqu’il tient aussi un « Grand-bazar oriental », et qu’il commence comme photographe avant de se limiter à l’activité d’éditeur avec un photographe arabe, Sidi-bel-Abbès.

Bouhsira a photographié l’intérieur d’une synagogue à Fez, et dans les années vingt, il est l’auteur de vues très intéressantes sur les Juifs à Ksar-es-Souk dans le Tafilalet. Certaines cartes ont des qualités artistiques indéniables, comme certaines produites par Niddam et Assouline ou d’autres par Bouhsira, et on aimerait mieux connaître leurs auteurs, connaître la manière dont ils percevaient leur travail et ce qu’étaient leurs intentions. Malheureusement, il manque totalement de documents et d’archives pour entamer cette recherche. »

Nicolas Feuillie, Historien de l'art, responsable de la collection photo, mahJ

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