Perspectives et mises en valeur patrimoniales
Sous la direction de Paul Salmona, directeur du mahJ et Claire Soussen, université du Littoral et Nouvelle Gallia judaica
Partie 1 du colloque "Le Judaïsme : une tache aveugle dans le récit national ?" intitulé Perspectives et mises en valeur patrimoniales
Depuis le début du XIXe siècle, malgré une abondante production historiographique, le judaïsme comme fait de civilisation reste à certains égards, en France, une « tache aveugle » dans le récit national comme dans la mise en valeur de son patrimoine monumental ou muséographique. En effet, si de nombreux chercheurs – historiens, archéologues, linguistes, sociologues, conservateurs, érudits, collectionneurs, amateurs… – se sont attachés à la mise au jour comme à l’étude des vestiges et des documents qui éclairent la connaissance de la présence juive sur le territoire de la France actuelle de l’Antiquité à nos jours, très peu de synthèses et moins encore de manuels scolaires ou universitaires mentionnent cette présence comme un trait significatif de l’histoire de notre pays, ou évoquent ses moments marquants, qu’ils soient tragiques (persécutions, autodafés, spoliations, expulsions…) ou favorables (autorisations de résidence et de culte, émancipation, intégration, sauvetage…). De même, un important patrimoine monumental (juiveries médiévales, synagogues désaffectées, cimetières…) est mal entretenu et mal mis en valeur, lorsqu’il n’est pas en totale déshérence. Enfin, la présence juive est absente de la plupart des musées, hormis quelques remarquables exceptions (musée Alsacien à Strasbourg, musée Lorrain à Nancy, musée Basque à Bayonne, musée Judéo-Comtadin à Cavaillon, musée d’art et d’histoire du Judaïsme à Paris).
Le fait est d’autant plus paradoxal que, dans une première séquence chronologique, cette présence dure près de quinze siècles, de la romanisation de la Narbonnaise au premier siècle avant notre ère jusqu’aux expulsions médiévales ; il l’est aussi parce que la France à la différence de l’Angleterre ou de l’Espagne, malgré le bannissement de 1394 dont la validité perdure jusqu’à la Révolution, accueille à nouveau des communautés juives à partir du XVIe siècle sur la côte Aquitaine et en Lorraine ; il l’est également car la Révolution, pionnière en cela, émancipe les juifs en 1791 et parce que la nation leur offre, au XIXe siècle, des possibilités d’intégration sans équivalent en Europe ; il l’est enfin parce que, au tournant du siècle, l’affaire Dreyfus joue un rôle majeur dans l’histoire politique de la IIIe République, contribuant à la séparation des Églises et de l’État, sans pour autant entraîner la prohibition d’un antisémitisme politique particulièrement virulent qui culminera, à Constantine en 1934, par un pogrom meurtrier, aujourd’hui presqu’oublié. Sans évoquer la politique antijuive du gouvernement de Vichy et la Shoah qui sont, de fait, les seuls événements véritablement intégrés au récit national.
À la différence, par exemple, de l’historiographie espagnole qui, depuis le XIXe siècle, considère la présence juive comme une donnée fondamentale de l’histoire de la société ibérique médiévale, et qui appréhende l’expulsion de 1492 puis la persécution des Marranes comme une perte majeure pour la civilisation hispanique, l’« histoire de France » fait presque toujours l’impasse sur la présence juive, sur sa spécificité dans l’histoire européenne comme sur son apport particulier à l’identité de la France. À l’occasion des vingt ans du musée d’art et d’histoire du Judaïsme, ce colloque se propose d’analyser les ressorts de cette « tache aveugle » et de faire le point sur les moyens de mieux intégrer la présence des juifs dans l’histoire générale de la France – en dehors de toute logique communautariste –, dans son enseignement scolaire et universitaire, dans la politique patrimoniale (archéologie, muséographie, protection des monuments historiques…) ainsi que, plus généralement, dans le « récit national ».
Il ne s’agit pas de rendre compte des nombreuses recherches historiques sur le judaïsme en France, mais de s’interroger sur le hiatus entre un abondant corpus universitaire et les représentations communes. Il en va non seulement de l’appréhension de la juste place des juifs dans l’histoire de France, mais aussi de la représentation que se font les Français de leurs origines et de la genèse de leur nation.