François Margolin, Montagnes du Siemen, Ethiopie, 1983
François Margolin (né en 1955), Montagnes du Siemen, Ethiopie, 1983
« Nous étions les seuls Juifs au monde… » Les Falachas, de Gondar à Jérusalem. Photographies de François Margolin
Autour des photographies que François Margolin a prise lors de ses différents voyages entre 1983 et 1995 qui retracent la période qui a vu le bouleversement du destin des Juifs d’Ethiopie et les a conduit à un « retour » massif en Israël ; comme un échos à ces images, celles de Carlo Viterbo, cinquante ans antérieures, témoignent de la persistance d’une tradition dans l’existence du groupe.
L’exposition constitue aussi une illustration de la rencontre du Judaïsme occidental avec ce peuple qui s’appelait lui-même « Beit Israël » (maison d’Israël) et se pensait seul juif au monde. Le prêt de documents uniques de l’Alliance Israélite Universelle apporte un éclairage sur cette rencontre, qui débuta avec la mission de Joseph Halévy, celle de Jacques Faïtlovitch. Celle aussi d’une culture unique, qui questionna l’identité juive en Occident.
Carlo A.Viterbo, avocat italien contemporain de Jacques Faitlovitch, il a été envoyé en Ethiopie en 1936-1937 par l’Union de la communauté israélite italienne afin d’enquêter sur les Falachas et de les aider. La mission de Viterbo en Ethiopie, avec l’accord du gouvernement fasciste, s’insérait dans une stratégie de renforcement des liens entre la nouvelle colonie et la métropole. Après l’adoption des lois racistes, la politique italienne vis-à-vis des Falachas et des Juifs changea du tout au tout, et, Viterbo fut envoyé dans un camp de concentration à son retour d’Ethiopie.
François Margolin, né en 1957, producteur et réalisateur de films, a réalisé de nombreux documentaires en Ethiopie, Soudan et en Afghanistan pour l’organisation Médecins Sans Frontières et la télévision française, dont Les Falachas en Ethiopie en 1985-1987. En 1994-1996, afin de retrouver les Juifs noirs d’Ethiopie filmés dix ans plus tôt et connaître leur devenir en Israël, il réalise le documentaire Dix ans après en Israël. François Margolin accompagne la réalisation des films d’une activité de photographe, et son travail a été exposé à plusieurs reprises. L’ensemble d’images présenté est inédit.
Son dernier film L’Opium des Talibans, tourné en Afghanistan avec Olivier Weber, a obtenu une Mention spéciale au FIPA 2001.
« Je suis allé en Éthiopie pour la première fois en 1983. Je partais à la recherche des Juifs noirs, les Falachas.
Ils étaient environ trente mille à vivre là-bas, dans les montagnes du nord-ouest de l’Éthiopie, près des sources du Nil bleu et de la ville de Gondar.
L’existence de cette tribu perdue était alors inconnue de la plupart des gens. Le rabbinat d’Israël ne les avait reconnus comme juifs que quelques années auparavant.
Pour entrer en contact avec eux, je dus surmonter d’incroyables difficultés, mais peu m’importait : au fond, ce que je recherchais en allant là-bas, c’était ma propre identité autant que la leur. Une identité juive que j’ai tenté de percer derrière le miroir de leur peau noire.
Deux ans plus tard, en 1985, eut lieu l’opération Moïse : vingt mille Falachas quittèrent l’Éthiopie pour gagner une terre qu’ils étaient les seuls, jusque-là, à considérer comme leur.
Mes photographies étaient parmi les rares à montrer les Juifs noirs tels qu’ils vivaient chez eux, en Éthiopie. Elles témoignaient d’un mode de vie ancestral en voie de disparition.
Ce fut le début d’un travail de longue haleine. Je suis retourné en Éthiopie à cinq reprises entre 1985 et 1992.
Je photographiais les Falachas quand plusieurs centaines d’entre eux moururent dans les camps de réfugiés à la frontière soudanaise. Je les photographiais quand dix mille d’entre eux furent bloqués dans leur migration vers Israël, avant la chute du régime Mengistu et l’opération Salomon.
Enfin, en 1995, je partis pour Israël rechercher ceux que j’avais perdus de vue une dizaine d’années plus tôt sur les hauts plateaux éthiopiens. J’ai retrouvé la plupart d’entre eux.
C’est le résultat de ce travail que je présente ici. Un travail qui a marqué ma vie et m’a permis de comprendre ce que c’est qu’être juif. »
François Margolin
À la rencontre d’un peuple juif en Afrique noire
Les Falachas, Juifs noirs natifs d’Éthiopie, font irruption dans l’actualité en 1985, lorsque le monde apprend qu’Israël a secrètement entrepris de les conduire, par un pont aérien, vers cette Terre promise qu’ils ne connaissaient que par leurs livres saints : il s’agit de l’opération Moïse.
Cette population avait, depuis longtemps déjà, intrigué les voyageurs par ses coutumes proches de celles du judaïsme. Son origine était inconnue, et ses membres se pensaient seuls Juifs au monde.
C’est à la fin du XIXe siècle que les instances du judaïsme européen s’intéressent aux Falachas, par la voix du savant Joseph Halévy et de son disciple Jacques Faïtlovitch. Commence alors l’histoire de la rencontre du judaïsme occidental avec ce peuple qui se nommait lui-même Beta Israël, « maison d’Israël », dont l’exode en Israël constitue en quelque sorte l’aboutissement.
Les photographies de François Margolin témoignent de la décennie 1983-1995, qui voit les Falachas quitter leur environnement montagneux millénaire pour la Terre promise d’Israël.
L’origine du peuple Falacha reste un mystère. Plusieurs hypothèses ont été avancées : migration importante d’une population juive en provenance du Yémen et ayant traversé la mer Rouge ; conversion massive au judaïsme de populations autochtones sous l’influence de « missionnaires » ou de la mythique reine de Saba ; remontée du Nil par une garnison juive de l’île Eléphantine, proche d’Assouan ; ou encore tribu perdue du peuple d’Israël ayant étrangement échoué là.
Toujours est-il que depuis l’époque médiévale, il existe des témoignages de voyageurs et d’explorateurs attestant la présence d’une population juive à la peau noire, dans les montagnes du nord-ouest de l’Éthiopie et sur les hauts plateaux du Tigré. On parle d’eux quand, au XVIe siècle, les Portugais tentent de retrouver le mythique royaume du « Prêtre Jean ». L’Écossais James Bruce, qui parcourt la région vers 1770, évoque la présence de près de cinq cent mille Juifs, d’un roi – Gédéon – et d’une reine – Judith – qui exerçaient leur pouvoir à Gondar, qui était alors la capitale de l’Éthiopie.
Dès le XIXe siècle, les Falachas reçoivent la visite de Juifs venus d’Europe, en particulier celle de Joseph Halévy, envoyé par l’Alliance israélite universelle. Halévy se fait, dès son retour, l’avocat de ses « frères perdus ». Les visites se multiplient au début du XXe, sous l'influence de Jacques Faïtlovitch, dont la mission est financée par le baron Edmond de Rothschild. Faïtlovitch cherche à recenser les Falachas et à les relier aux autres communautés juives du monde. En effet, jusque-là, la plupart des Falachas se croyaient les seuls Juifs au monde — beaucoup d'entre eux l’ont cru jusqu'en 1985.
Curieusement, les Falachas subissaient alors les mêmes brimades que les Juifs d'Europe au Moyen Âge : on les accusait de « sentir l'eau », de « porter le mauvais œil », et certains métiers leur étaient interdits, en particulier tous ceux qui étaient liés à la possession de la terre. Beaucoup étaient en revanche métayers sur des terres qui ne leur appartenaient pas, ou bien artisans, potiers, forgerons, tisserands ou maçons. Certains vivaient à la cour des rois de Gondar. Leurs compétences étaient fort appréciées mais on se méfiait d’eux en raison des pouvoirs surnaturels qu’on leur attribuait. Leur pratique religieuse était proche du judaïsme d’avant l’Exil babylonien, mais ils vouaient aussi un culte aux esprits de possession, connu sous le nom de zar.
Bien que le syncrétisme religieux fût très répandu dans le pays, un antisémitisme virulent sévissait, qui s'accentua encore avec l'arrivée du régime marxiste-léniniste prosoviétique du colonel Mengistu en 1977. Les accusations idéologiques de « collusion avec l'État d'Israël » (jusque-là très lié au négus Hailé Sélassié Ier) ouvrirent la voie à des violences : assassinats, synagogues et maisons de villageois incendiées, conversions forcées, interdiction de l’enseignement de l'hébreu – récemment introduit, puisque jusque-là les textes religieux étaient en guèze, la langue sacrée de l'Éthiopie.
Les Falachas commencèrent à prendre peur et se mirent à envisager de fuir le pays. Certains s'y essayèrent, franchissant clandestinement la frontière du Kenya voisin, un pays lié diplomatiquement à Israël.
Les grands oiseaux blancs du retour
En 1984, débute ce qui allait devenir la Grande Famine éthiopienne. Ses causes sont d’abord climatiques : la sécheresse est d’une ampleur considérable, d’autant qu’elle s’ajoute à une surexploitation des terres. En outre, sur le plan politique, une des armes ouvertement employées dans les combats que livre le gouvernement du colonel Mengistu aux mouvements de guérilla contrôlant en partie le Tigré et l'Érythrée consiste à affamer les populations des régions en dissidence.
Des dizaines de milliers de paysans éthiopiens quittent leurs villages. Certains descendent dans les vallées où les accueillent les camps des Organisations non gouvernementales internationales. Des centaines de milliers d’Éthiopiens partent à pied vers la frontière soudanaise, distante d’au moins 500 kilomètres. Beaucoup meurent en route. Parmi eux, nombreux sont les Falachas originaires des zones touchées par la famine.
Le bruit se répand dans la communauté qu’au Soudan les Falachas sont pris en charge et emmenés vers le pays dont ils rêvent depuis des siècles, Israël, « là où coulent le lait et le miel » ; pour beaucoup d’entre eux, l'Israël biblique et celui d'aujourd'hui ne font qu'un.
Les Falachas n’ont été reconnus comme Juifs par les autorités rabbiniques d'Israël qu’en mars 1975. Alerté par leur sort dramatique, Menahem Begin, qui dirige le pays, prend la décision d'organiser l'exode des Juifs d'Éthiopie. L'opération n'est pas facile à réaliser : beaucoup de Falachas périssent avant d'atteindre les camps du Soudan, certains arrivent très affaiblis. Leur recensement est difficile à établir. Enfin, le gouvernement soudanais du maréchal Nimayri est farouchement antiisraélien. Les services secrets américains et israéliens redoublent d’efforts, profitant de la désorganisation et de la chute programmée du régime soudanais — ils promettent la vie sauve à Nimayri s’il ferme les yeux sur le départ des Juifs.
Les Falachas voient donc se poser ces « grands oiseaux blancs » dont parlent leurs légendes, « qui doivent les mener vers Israël et les sauver ».
Deux ponts aériens sont organisés, dans la plus grande discrétion, à quelques mois de distance : l'opération Moïse et l'opération Reine de Saba.
Certains Falachas ne réussissent pourtant pas à se glisser dans le flot des réfugiés. Beaucoup restent bloqués dans la capitale éthiopienne, Addis-Abeba, et s'entassent dans des maisonnettes, autour de la toute récente ambassade d'Israël. Ils attendent là d'hypothétiques visas de sortie. Il leur faudra patienter jusqu’à la chute, en 1991, du régime de Mengistu — à qui les Israéliens promettent, comme à Nimayri, la vie sauve et l’exfiltration vers l'étranger — pour partir, enfin. C’est l'opération Salomon.
L’intégration israélienne ou la reconstruction d’une identité
Les Falachas arrivent souvent de nuit, en Israël, après avoir transité par un aéroport européen. Ils ont parfois voyagé assis à même le sol. Le choc est rude : ils passent en quelques heures de la vie la plus rustique au monde moderne. Beaucoup ne connaissent pas l'eau courante ni l'électricité, ignorent l’existence des immeubles, des voitures...
Immédiatement pris en charge par les autorités israéliennes, ils sont installés dans des camps pour immigrants (souvent des caravanes) ou dans les cités de transit des banlieues de Tel-Aviv ou de Jérusalem. Les plus âgés ont d’infinies difficultés à se faire à ce nouveau mode de vie, d'autant que l'Israël moderne ne ressemble guère à la Terre promise. Certains des chefs religieux traditionnels, les kes, ne sont pas reconnus comme rabbins par les autorités religieuses d'Israël ; ils ne peuvent plus diriger les cérémonies comme ils le faisaient en Éthiopie. En outre, beaucoup de Falachas sont contraints à une conversion symbolique pour obtenir le passeport israélien, ce qu’ils ressentent souvent comme une brimade, d'autant que les Falachas sont très religieux et qu'ils ont maintenu leur culte dans l’adversité à travers les siècles.
Mais les jeunes arrivants se fondent très vite dans cette nouvelle existence. Beaucoup ne parlent plus que l'hébreu, délaissant l'amharique de leurs parents ; ils s'habillent en véritables Israéliens, dédaignant les vêtements traditionnels (les grands châles blancs) de leurs familles. On compte des réussites fulgurantes : des mannequins vedettes, des champions de course à pied, entre autres. Un grand nombre de jeunes choisissent l'armée, voire les missions militaires les plus dures, dans les territoires occupés ou à Gaza. Mais beaucoup de Falachas sont laissés sur le bord du chemin et vivent assez mal leur immigration, même si aucun ne la regrette.
Les Falachas perpétuent certaines de leurs fêtes millénaires, datant d'avant la destruction du Temple, comme la fête des moissons, le Segd, qui a lieu tous les ans, en novembre, à Jérusalem.
La période d’intégration sera sans doute longue mais, en Israël, on les appelle déjà Ethiopim (Éthiopiens) et non plus Falachas (« émigré » en amharique).
Une exposition organisée avec le soutien de l’Alliance israélite universelle